Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.
Le héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord, l’oiseau n’avait qu’à prendre.
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l’appétit vint ; l’oiseau,
S’approchant du bord, vit sur l’eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets en lui plut pas : il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ? dit-il, moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ?
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un héron!
J’ouvrirais pour si peu le bec ! Aux dieux ne plaise!
Il l’ouvrit pour bien moins: tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner.

dit par Pierre DUX

Jean de LA FONTAINE (Les Fables, 1668-1678)